Foucault: sublevación arriesgando la vida
(Solicitamos su colaboración para pasar al castellano el texto de este reportaje)
ENTRETIEN INEDIT AVEC MICHEL FOUCAULT 1979
FS : Si on parle de l’Iran : près
de dix mois ont passé, n’est-ce pas, depuis votre première prise de position
sur la révolution iranienne, prise de position qui a d’abord scandalisé et
ensuite fortement marqué les milieux intellectuels français. Ces dix mois ont
assisté au départ du souverain iranien et à la tentative des mollahs
d’installer un gouvernement, possibilité que vous aviez évoquée et à laquelle
vous aviez refusé de réduire le soulèvement iranien.
Ailleurs dans le monde ce fut le
soulèvement nicaraguayen, le drame des réfugiés indochinois… Il est peut-être
temps d’évaluer rétrospectivement vos diverses prises de position à l’égard des
questions iraniennes.
Qu’est-ce qui vous a porté à vous intéresser à
l’Iran ?
MF : Tout simplement la lecture
d’un livre déjà ancien que je n’avais pas encore lu, et que, à la faveur d’un
accident et d’une convalescence, j’ai eu le temps de lire avec soin l’été
dernier et c’est le livre de Ernst Bloch Le
Principe Espérance[1] .
Ça m’a beaucoup frappé, parce que
c’est un livre qui est finalement assez peu connu en France, a eu relativement
peu d’influence, et qui me paraît poser un problème tout à fait capital.
C’est-à-dire le problème de cette perception collective de l’Histoire, euh, qui
commence à se faire jour en Europe au Moyen Age sans doute, et qui est la
perception d’un autre monde ici-bas, la perception que la réalité des choses
n’est pas définitivement instaurée et établie mais qu’il peut y avoir, à
l’intérieur même de notre temps et de notre histoire, une ouverture, un point
de lumière et d’attraction qui nous donne accès, dès ce monde-ci, à un monde
meilleur.
Or cette perception de l’Histoire
est à la fois un point de départ de l’idée même de Révolution et, d’autre part,
une idée d’origine religieuse. Ce sont essentiellement des groupes religieux et
surtout les groupes religieux dissidents qui, à la fin du Moyen Age et au début
de la Renaissance, ont porté cette idée que, à l’intérieur même du monde
d’ici-bas, quelque chose comme une Révolution était possible. Voilà. Alors,
euh, ce thème m’a beaucoup intéressé car je le crois historiquement vrai, même
si Ernst Bloch ne donne pas de tout cela une démonstration très satisfaisante
en termes de science historique. Je crois que c’est une idée, qui est tout de même…
FS : C’est une idée due au XVIème siècle mais à
des groupes religieux.
MF : Oh ça commence bien avant le XVIème siècle
puisque finalement les grandes révoltes populaires du Moyen Age avaient déjà,
étaient déjà organisées autour de ce thème.
ça
commence dès le XIIème/XIIIème siècle, mais évidemment ça éclate surtout aux
XVème/XVIème siècle et ça traverse toutes les guerres de religion. Euh, alors
si vous voulez, j’étais en train de lire ça, lorsque tous les jours les
journaux m’apprenaient qu’en Iran, il était en train de se passer quelque chose
qui était un soulèvement, un soulèvement qui avait pour caractère de n’être
manifestement pas commandé par une idéologie révolutionnaire occidentale, qui
n’était pas non plus commandé ni dirigé par un parti politique, ni même par des
organisations politiques, qui était un soulèvement véritablement de masse :
c’était tout un peuple qui se dressait contre un système au pouvoir, et enfin
dans lequel l’importance du phénomène religieux, d’institutions religieuses, de
la représentation religieuse était tellement patente… Alors il m’a
semblé qu’il y avait là un rapport entre ce que je lisais et ce qui était en
train de se passer. Et j’ai voulu aller voir. Et j’ai vraiment été voir ça
comme un exemple, une épreuve de ce que j’étais en train de lire dans Ernst
Bloch. Voilà. Donc, si vous voulez, le fait que j’ai été là-bas, avec un œil,
si vous voulez, conditionné par ce problème du rapport révolution politique et
espérance ou eschatologie religieuse. Voilà.
FS : Et à partir de cette vision
n’est-ce pas, qui était au départ une vision théorique, vous avez été une seule
fois en Iran ?
MF : Non deux fois.[2]
FS : Vous avez été à deux reprises ?
MF : Au total 5 semaines, quoi, 5 ou 6
semaines.[3]
FS : Et là-bas vous avez
rencontré un large échantillon de gens ?
MF : Large ? Vous savez comme un occidental, et
dans une période comme celle-là, peut rencontrer. C’est-à-dire que j’ai
vu bien sûr les milieux universitaires de Téhéran. J’ai vu à Téhéran un certain
nombre de jeunes gens et jeunes filles qui n’étaient pas des universitaires ou
n’étaient plus des universitaires, euh, qui étaient actifs dans le mouvement
révolutionnaire à ce moment-là. J’ai rencontré certains mais finalement assez
peu de représentants du personnel politique. J’ai rencontré un certain nombre
de personnes qui allaient devenir des gens importants du nouveau régime, à
savoir Dr Mehdi Bazargan, Dr. Kazem Sami Kermani[4]…
FS : Oui
MF : Et puis j’ai été à Qom, j’y
ai rencontré Chariat Madari[5]. Et puis j’ai été à Abadan. Et j’ai rencontré là
un petit groupe d’ouvriers (…). J’ai rencontré aussi des gens des
administrations à Téhéran. Bien sûr, je n’ai absolument pas vu ce qui se
passait en province.
FS : Seulement dans les grandes
villes.
MF : Je ne connais donc que, je
n’ai donc vu des choses qu’à Téhéran, Qom et Abadan.
FS : Et une fois donc sur place,
quelle était pour vous la spécificité du cas iranien ?
Confirmait-il ou infirmait-il vos
conclusions ?
MF : Si vous voulez je crois que,
à ce moment-là et dans beaucoup d’analyses en Europe, en France en tous cas, on
voyait cette idée que finalement la déculturation de l’Iran sous l’effet du
régime dictatorial du Chah, l’industrialisation trop hâtive et un modèle
occidental trop hâtivement imposé, cette déculturation avait fait … , et puis
la désorganisation aussi, la désorganisation politique, avaient fait que
l’Islam était devenu en quelque sorte le vocabulaire commun et minimum dans
lequel le peuple iranien exprimait des revendications qui étaient au fond des
revendications sociales et politiques. Autrement dit, n’étant pas capable
d’avoir un discours révolutionnaire, une idéologie révolutionnaire, une
organisation révolutionnaire au sens occidental du terme, et bien ma foi, il se
serait replié sur l’Islam. C’était ça une interprétation que j’ai souvent
entendue, rapportée autour de moi, et c’est cette interprétation que j’ai crue
inexacte. Car il m’a semblé que ce n’était pas en quelque sorte un simple
véhicule, que l’Islam n’était pas dans ce mouvement un simple véhicule pour des
aspirations ou des idéologies qui, au fond, seraient autres. Ce n’était pas à
défaut de mieux qu’on aurait utilisé l’Islam pour mobiliser les Musulmans. Je
crois qu’il y avait effectivement dans ce mouvement qui était un mouvement très
largement populaire, des millions et des millions de gens acceptaient de
s’affronter à une armée et à la police qui était évidemment toute puissante, il
me semblait qu’il y avait là quelque chose qui devait sa force à … ce qu’on
pourrait appeler une … une volonté à la fois politique et religieuse, un peu à
la manière de ce qui pouvait se passer en Europe aux XVème / XVIème siècle
lorsque par exemple les Anabaptistes à la fois se révoltaient contre le pouvoir
politique qui était en face d’eux et trouvaient la force et le vocabulaire de
leurs révoltes dans une croyance religieuse, une aspiration religieuse sincère
et profonde. Voilà et c’est cela que j’ai essayé de dire.
FS : et donc, je vais là un peu
vous interroger sur les principales notions qui, je crois, ont fait l’essentiel
de vos préoccupations théoriques vous interrogeant sur l’Iran. C’est-à-dire,
essentiellement trois concepts, vous me direz s’il y en a d’autres : celui de
volonté générale, celui de gouvernement islamique et celui de spiritualité
politique. On pourrait prendre ces trois. Donc ce qui vous a frappé, au début
surtout, c’est l’existence d’une volonté générale portée par un peuple et vous
dites que vous croyiez que c’était une abstraction, que ça n’existait, comme
Dieu, que dans les livres et là vous la voyez sur place.
MF : Si vous voulez, avec mon
expérience d’Européen, j’ai toujours vu la volonté générale déléguée,
représentée ou confisquée par un personnel politique, par des organisations
politiques ou par des leaders politiques. Et je crois que, soyons cyniques avec
nous-mêmes, que de Gaulle ait représenté la France en 1940, c’est peut-être un
fait mais je sais bien, tout enfant que j’étais à l’époque, que la volonté
générale des Français n’était pas portée de ce côté-là (rires). Et disons : la
représentation de la France par de Gaulle c’était, c’est un phénomène qui était
politiquement souhaitable et qui a été historiquement fécond mais dans la
réalité ce n’est pas tout à fait comme ça que ça s’est passé (rires). Dans nos
démocraties où les députés, ministres, présidents de la République, parlent au
nom de la collectivité, de l’Etat et de la société, la volonté générale, c’est
tout de même quelque chose que l’on sent rarement.
FS : Oui mais…
MF : Et dans les groupes politiques qui se
prétendent détenteurs des aspirations fondamentales de la population, on trouve
beaucoup de bureaucratie, beaucoup de leadership, beaucoup de hiérarchie,
beaucoup de confiscation de pouvoir, etc. Or il m’a semblé, à tort ou à raison,
et là je me suis peut-être tout à fait trompé, que vraiment quand, au mois de
septembre, les Iraniens sont descendus dans la rue devant les chars, ils y
descendaient, non pas forcés ou contraints par quelqu’un, ce n’était pas un
groupe de gens qui s’exposait à leur place, euh, parce qu’il aurait été
détenteur de leur identité, non c’était eux, ils ne voulaient pas, ils ne
voulaient plus du régime subi. Et ça, même sans avoir été en province,
je crois que c’est un phénomène qui a frappé tout le monde comme on a pu le
constater à Téhéran et un peu partout en Iran. Et d’après ce que je vous ai dit en tout cas
collectivement les gens ne voulaient plus de ça.
FS : Et quelle était, n’est-ce
pas, la caractéristique de cette volonté générale ? Sur quoi elle était basée ? C’est seulement sur
le refus du souverain?
MF : Alors c’est là en effet le point si vous
voulez le plus difficile sur lequel on peut discuter. On peut, on pouvait se
dire tout simplement : ils ne voulaient plus de ce régime et c’est à cela
seulement que se résumait cette volonté générale. Or je crois, et là je me
trompe peut-être, qu’ils voulaient effectivement autre chose. Et cet autre
chose qu’ils voulaient, justement, ce n’était pas ni un autre régime politique, ni un régime
de mollahs, plus ou moins implicitement
; ce qu’ils voulaient, ce qu’ils avaient dans le fond de la tête ou si vous
voulez au bout de leur regard quand ils risquaient tout de même quasi
quotidiennement leur peau dans ces manifestations, il me semble que ce qu’ils
cherchaient, c’était une espèce d’eschatologie, enfin, la forme que prenait
cette volonté générale ce n’était pas la forme d’une volonté d’État ou
d’organisation politique, c’était, me semble-t-il, une sorte d’eschatologie
religieuse.
FS : … qui serait réalisée aussi
sur terre ?
MF : Oui enfin, si vous voulez,
c’était ça qui donnait forme et force à leur volonté et pas simplement un refus
du régime actuel sous forme de dégoût devant la pagaille, la gabegie, la
corruption, la police, les massacres. Bon. Cela prenait aussi une forme,
c’était en gros une eschatologie religieuse.
FS : Alors à propos de
gouvernement islamique dans votre « Lettre ouverte à Mehdi Bazargan »[6], vous
dîtes que c’est le mot gouvernement dont on en a déjà assez, alors plutôt c’est
pas le mot islamique qui vous fait peur mais alors vous dîtes que entre ces
deux termes il pourrait y avoir réconciliation, contradiction, ou seuil de
nouveauté[7]. Alors est-ce que vous pouvez évoquer ces diverses possibilités et
peut-être vers laquelle d’entre elles on est en train de s’acheminer ?
MF : Bon alors, je crois que, en
effet, dans cette notion de gouvernement islamique, il y avait beaucoup
d’équivoque, euh beaucoup d’ambiguïté. Et à dire vrai quand j’ai posé la
question, car tout le monde me parlait du gouvernement islamique, de Sami
Kermani à Chariat Madari, en passant par Mehdi
Bazargan, tout le monde me disait ce qu’on veut c’est un gouvernement
islamique, et quand on leur demandait en quoi cela consistait, la réponse était
très vague, floue. Et même garanti d’une promesse de faire quoi que ce soit
qu’ait pu faire Chariat Madari, c’est pas tellement rassurant, c’est pas parce
qu’on a dit : « on respectera les minorités ! », c’est pas parce qu’on a dit :
« on tolèrera même les communistes ! » que pour ça il faut être rassuré. Je pense même qu’il faut être inquiet,
quand on entend ça. Mais ce n’est pas simplement ça. Il me semble que par
gouvernement islamique, les gens, comme ça, dans leur masse, cherchaient,
pensaient à quelque chose qui était essentiellement une forme au fond non
politique de coexistence, une manière de vivre ensemble, et qui ne ressemble en
aucune manière à une forme, disons occidentale, de structuration politique. Or,
c’était vraisemblablement intenable sous cette forme. Ce vers quoi on risque
d’aller, c’est bien entendu un gouvernement entre les mains des mollahs. Et
quand je disais : est-ce que la contradiction, possibilité d’un seuil nouveau,
je voulais dire est-ce qu’il est possible, à partir de quelque chose d’aussi
équivoque en soi, d’aussi flou, et qui risque aussi vite de tomber dans un
gouvernement des mollahs, est-ce qu’il est possible d’élaborer quelque chose ?
Et est-ce que les circonstances, les pressions de tous ordres, politiques,
économiques, militaires, diplomatiques, permettront à l’Iran d’élaborer une
solution…
Il me semble qu’il y avait au moins un point
commun entre tout le monde, quand on parlait d’un gouvernement islamique, que
ce soit les ouvriers d’Abadan, Chariat Madari, Bazargan…, et qui ont un point
commun qui était d’essayer de trouver des formes de coexistence, des formes
sociales, des formes d’égalité, etc, qui ne soient pas le modèle occidental.
FS : et est-ce qu’on pourrait appeler cela,
n’est-ce pas, sans faire référence à quelqu’un, une sorte de société sans Etat
?
MF : Si vous voulez, oui, oui, oui, absolument.
Absolument. Encore une fois tout était très vague et nécessairement très
confus.
FS : Mais, c’est-à-dire, est-ce
que l’Islam qui en général est présenté, qui s’est présenté lui-même parfois,
comme à la fois une religion et Etat, est-ce que cette religion qui se présente
comme un summum de doctrine de pouvoir n’est pas en elle-même porteuse de
possibilité de limitation de tout pouvoir d’Etat ?
MF : c’est en tous cas ce qu’ils ont, ce qu’on
m’a toujours affirmé là-bas. Et on m’a assuré que l’Islam étant ce qu’il est,
ne pouvait en lui-même porter aucun des dangers qui sont inhérents même aux
formes subtiles, réfléchies, équilibrées d’une démocratie occidentale. Voilà
c’est ce qu’on m’a dit. C’est en tous cas cette espèce d’espoir, qui encore une
fois dans sa forme est si semblable à ce qu’on trouve dans l’Europe du XVIème
siècle. Il me semble que c’est cela qui est (…)
FS : Alors, on passe à cette notion qui ne vous
vaut pas des fleurs (rires) celle de spiritualité politique. Et si vous
l’expliquez un peu, n’est-ce pas, comment on politise le spirituel, et
spiritualise la politique ?
MF : Vous savez, sans doute je ferai un jour
une étude sur les réactions incroyables des Français quant à ma position sur ce
qui s’est passé en Iran, je ne sais pas comment on a réagi dans les autres pays
d’Europe mais en France ça a été tout à fait fou.
C’était l’exemple de quelque chose qui…,
vraiment les gens sont sortis d’eux-mêmes. Vous comprenez pour que trois
journalistes différents certainement pas médiocres, et puis arriver à fabriquer
des faux sur mes propres textes en me les attribuant. Enfin fabriquer des faux
avec des phrases qui n’étaient pas de moi, des textes qui n’étaient pas de moi,
des mots qui n’étaient pas de moi, de me les attribuer pour démontrer que
j’approuvais les exécutions des juifs, qu’on pouvait dire que j’approuvais
l’action des tribunaux islamiques etc. Dans des journaux convenables. Donc,
enfin, les gens sont devenus fous.
FS : Comment vous expliquez cette folie ?
MF : Ah, alors là moi j’aimerais
bien vous en parler. Je n’ai pas d’explication. Et l’autre jour encore, hier, je
voyais un journaliste, d’un journal, d’un hebdomadaire, je l’ai rencontré en
Iran, je posais la question « comment expliquez-vous l’attitude de vos
collègues ? ». C’est un juif et il m’a dit « oh, je pense que c’est la haine de
l’Islam ».
FS : Il y a un livre, je le cite
parce que j’en ai fait un compte-rendu la semaine passée dans le journal et qui
s’intitule Orientalism[8]…
MF : Oui. C’est de Edward Saïd. Je connais
Edward Saïd. Je connais le livre.
FS : Ah, vous connaissez Edward Saïd !
MF : Oui c’est un livre fort intéressant.
Bon, enfin je ne sais pas, en tous cas les gens
sont devenus fous. A propos de spiritualité politique ; la phrase que j’ai dite
était celle-ci : j’ai dit que ce que j’avais trouvé là-bas, c’était quelque
chose comme la recherche d’une spiritualité politique, et je disais que cette
notion qui maintenant est pour nous tout à fait obscure, qui était tout à fait
claire, familière au XVIème siècle. Bon, y a pas de quoi fouetter un chat.
Plutôt on peut bien me dire : « C’est pas vrai, ils ne cherchaient pas une
spiritualité politique », mais venir dire, comme on a encore dit tout récemment
dans Le Monde…
FS : Claude Roy ?
MF : Claude Roy. Dans un mensonge
énorme. Et dont ils ne se sont
pas excusés et dont ils ne s’excuseront jamais. Mais que je subirai toujours.
Je n’ai jamais personnellement aspiré, quoiqu’ils le disent, à une spiritualité
politique. J’ai dit : « j’ai vu là-bas un mouvement très curieux, très bizarre,
et qu’on ne peut, je crois, comprendre que par analogie avec des choses passées
ici, la spiritualité politique. Vous en avez un superbe exemple, qu’on n’aurait
tout de même pas oublié puisqu’il a encore une certaine actualité chez nous,
c’est le calvinisme. Qu’est-ce que c’est Calvin sinon la volonté de faire
passer, pas simplement une croyance religieuse, pas simplement une organisation
religieuse, mais toute une forme de spiritualité, c’est-à-dire de rapport
individuel à Dieu, de rapport individuel aux valeurs spirituelles, de le faire
passer dans la politique. Bon euh, le calvinisme, c’était ça le projet du
calvinisme, projet qui a la forme d’un
autre mouvement religieux. C’est cela qui est arrivé en Occident. C’est
ce qui avait eu lieu en Occident et c’est ce qui, me semble-t-il, il y a eu
dans ce mouvement de l’année 78 en Iran. Personnellement, euh (rires), je n’ai
jamais pensé que la spiritualité politique puisse être actuellement, comment
dire, une aspiration…
FS : une réponse
MF : … une réponse ou une aspiration possible
ou souhaitable en Occident. On en est à mille lieues. La meilleure
preuve qu’on en est à mille lieues c’est qu’on est obligé donc de faire des
références historiques pour essayer de faire comprendre. Deuxièmement, je n’ai
jamais prétendu que la spiritualité politique c’était la solution, même aux
problèmes de l’Iran, car le seul fait de rappeler ce qui s’était passé en
Europe du XVème et du XVIème, et bien que ça ne se mène pas comme ça, et ça
conduit à des choses dures. Jamais la spiritualité politique, ça n’a été le
paradis sur terre. Voyez Calvin, et la spiritualité politique de Calvin, ça a
mené à quelques bûchers (rires). Bon euh voilà. Autrement dit, j’ai décrit,
quelque chose que je voyais en Iran. J’ai peut-être eu tort, et là j’accepte
une discussion possible. Mais vouloir me prêter, à titre d’aspiration
personnelle, ce que je décrivais comme étant me semble-t-il une volonté ou une
aspiration propre à l’Iran, c’est d’une malhonnêteté dont les journaux français
rendent encore un son.
FS : Mais quand même vous avez décrit le
mouvement avec sympathie ?
MF : …
FS : Non, moi je dis ça, …
MF : Absolument
FS : et vos prises de position, c’était d’un
grand confort dans le milieu que vous décrivez d’hostilité à cette révolution. Vous
avez été le seul à dire quelque chose de vraiment neuf comme analyse, en disant
que ce n’est pas des fanatiques qui descendent dans les rues et que c’est le
retour de l’Islam.
MF : Oui, bon euh, si vous
voulez, euh, d’une part, parce que je ne crois pas que l’on puisse jamais bien
comprendre quelque chose à quoi on est hostile. Et si j’avais eu une espèce de
sentiment d’hostilité à l’égard de tout ça, je n’y serai pas allé, parce que
j’aurais été certain de ne pas le comprendre. Deuxièmement, il me semble en
effet que les risques, enfin les possibilités pour que maintenant, dans les
pays dits du tiers-monde, les mouvements révolutionnaires, les mouvements, si
vous voulez, violents et intenses de changement social et politique, maintenant
euh vont de plus en plus essayer de prendre racine sur le fond culturel de ces
pays-là, au lieu d’essayer de se modeler sur l’Occident, l’Occident libéral et
l’Occident marxiste. Je pense que c’est cela qui risque de se répandre. Que
c’est en train de se répandre. Et ce qui se passe en Afghanistan est de ce
type-là. […] Bon, il me semble qu’on a là, alors, ne serait-ce que d’un point
de vue, si vous voulez, proprement historique… il faut bien prêter crédit, on
peut porter attention à ce qui se passe.
Mais enfin troisièmement, si j’ai eu de la
sympathie au-delà même de cette curiosité historique et politique, c’est parce
que je pense en effet que, étant donné ce qu’était le régime du Chah,
d’oppression politique, économique, d’exploitation de population,
d’impérialisme masqué, etc. et bien qu’un peuple tout entier se révolte, contre
ce régime, c’est bien. Et je dis même très bien dans la mesure où l’Islam a au
moins permis ceci, c’est que le peuple tout entier participe activement. Il s’y
est reconnu. Il me semble que, jusque dans le fond de la campagne iranienne, ce
mouvement a eu des échos dans la mesure même où il se référait à quelque chose
que les gens reconnaissaient comme leur. Alors que le mouvement se serait fait
au nom de la lutte des classes, ou au nom des libertés, je ne suis pas sûr que
cela aurait eu le même écho et que cela aurait eu la même force. Voilà les
raisons pour lesquelles j’ai une sympathie, mais cette sympathie n’a jamais été
jusqu’à dire que, un, euh, il fallait éviter cela, deux, que ce qui allait en
sortir allait être le paradis sur terre, loin de là, loin de là. J’ai
simplement porté un jugement de réalité sur une force que je constatais et aux
objectifs immédiats de laquelle je ne pouvais que souscrire dans la mesure où
ses objectifs immédiats c’était ce renversement de ce régime impérialiste, de
ce régime d’exploitation, de ce régime …
FS : … de massacres.
MF : ce régime de terreur
policière.
FS : Donc, on aura peut-être
l’occasion d’y revenir, vous vous situez complètement en dehors de tout ce
courant que l’on nomme le retour au sacré ?
MF : Absolument. Je n’ai jamais
pris aucune position euh je pense si vous voulez pour un homme occidental, en
tous cas, moi, comme occidental, je
considère que mon attitude à l’égard de la religion ne regarde personne et je
n’ai jamais pris aucune position politique, aucune position publique là-dessus.
Je n’en parle jamais. Et je suis, si vous voulez, à la fois trop historien et
trop relativiste pour avoir l’idée absurde (rires) de faire de ce que j’ai pu
voir en Iran la bannière d’un prophétisme nouveau : Retournons au sacré ! Tout
ça, ça ne me concerne pas de droit. Moi en tous cas je ne le fais pas. J’ai
essayé de décrire ce que je voyais. Le problème est de savoir pourquoi ce qui
se passait là-bas, la réalité de là-bas, a constitué une telle blessure pour
l’Occident. Au point où moi qui décrivais cette réalité, dont on parlait beaucoup
d’ailleurs, j’ai pu être considéré comme une espèce de prophète lui-même
fanatique.
FS : Et là-dessus vous ne
présentez aucune, vous n’avez aucune explication ?
MF : Non, je continue, je
continue à être très, très sceptique, très embarrassé de ce qui se passe. Même,
quand je parle aux gens, beaucoup bien sûr des gens qui me sont un peu proches,
beaucoup sont complètement écœurés de
l’incroyable sottise, de l’aveuglement avec lesquels les journalistes racontent toujours absolument la même chose
sur ce qui se passe en Iran. Il y a une phrase qui m’a paru tellement typique
de ça et c’est celle-ci : Il y a deux ou
trois mois, à un poste de radio périphérique, j’ai entendu l’information
suivante: « Le régime de l’ayatollah Khomeiny vient d’annuler la commande de
deux avions Concorde ou de deux… je ne sais pas, mais le gouvernement de
monsieur Bazargan a assuré que les contrats seraient maintenus. » Donc pour les contrats maintenus, on a le gouvernement Bazargan, et pour
les contrats annulés, c’est le régime de l’ayatollah Khomeiny (rires). N’est-ce
pas sublime ?
FS : C’est sublime, oui.
MF : Eh ben c’est ça.
FS : Vous ne l’avez personnellement jamais
rencontré ?
MF : L’Ayatollah Khomeiny ? Non. Je ne l’ai pas
rencontré d’une part, parce que si vous voulez, ce qui m’intéressait était de
voir ce qui se passait là-bas. Lui, l’Ayatollah Khomeiny, je savais
premièrement qu’il disait peu de choses, que, d’autre part, il était un
personnage politique dont les déclarations, préparées à l’avance par son
entourage, devaient avoir un certain sens politique. Ce qu’il voulait dire, je
le lisais dans les journaux. Je savais parfaitement qu’une conversation avec
lui ne me ménerait à rien. Le problème encore une fois ce n’était pas de savoir
ce qu’il y avait dans la tête des leaders du mouvement, c’était de savoir
comment vivaient là-bas ces gens qui littéralement faisaient la révolution et
faisaient la révolution, me semble-t-il, pour leur propre compte.
FS : Et en ce sens, pour un peu
finir de cette question, est-ce que l’Islam pourrait jouer un rôle de garantie
contre le despotisme comme on vous l’a dit ?
MF : Comme on me l’a dit. Alors écoutez, là
personnellement je suis très sceptique. Ce scepticisme est lié
premièrement à mon ignorance de l’Islam. Deux, ce que je sais de l’histoire de
l’Islam n’est pas en soi plus réconfortant que l’histoire de n’importe quelle
autre religion. Bon, troisièmement, l’Islam, l’Islam chiite en Iran, n’est tout
de même pas une sorte de, comment dire euh, émanation directe du temps du
prophète. Il y a une histoire, le clergé chiite a été lié à tout un tas de
formes d’institutionnalisation, de domination ethnique, de massacres, de
privilèges politiques et autres, etc. La culture, la formation du clergé
chiite, c’est probable, n’est pas très
élevée. Après tout cela, je crois qu’il faut être un peu méfiant.
Mais encore une fois, cela c’est
le problème des musulmans, ce n’est pas le mien. Le problème pour les musulmans
est de savoir si effectivement à partir de ce fond culturel et de cette
situation actuelle et du contexte général, il est possible de tirer de l’Islam
et de la culture islamique, quelque chose comme une forme politique nouvelle.
Ça c’est le problème des musulmans, et c’est je crois ce problème là que, très
intensément, un certain nombre d’entre eux au moins, parmi les intellectuels
les plus éclairés, essayaient de résoudre. C’est ce problème là que Ali
Chariati a essayé de poser. C’est
celui-là me semble-t-il quand j’ai parlé à Bazargan qui était sa préoccupation.
C’était la préoccupation de Chariat Madari également. Et je crois que
l’espèce d’attention, à la fois intense, muette et pleine d’appréhension avec
laquelle les musulmans que je connais en France suivent les événements en Iran,
il me semble que c’est lié à cela : si l’Iran échoue, c’est-à-dire s’il bascule
totalement dans un régime de mollahs à la fois autoritaire, rétrograde, alors
est-ce que ça ne va pas être le signe, l’un des signes en tous cas, que de l’Islam,
que du fond de la culture islamique, on ne peut pas tirer des ressources pour
la recherche d’une forme de société politique ; si l’Iran réussit alors… Parce
que ce qui m’a beaucoup frappé, c’est que si les journaux français et si les
Français ont dit, ont opposé tant de hargne à ce qui se passe en Iran, les
musulmans en Europe se sont tus, ils n’ont pas beaucoup parlé.
FS : Mais ils suivaient avec sympathie.
MF : Oui, oui, je crois qu’ils suivaient avec
sympathie. Mais je crois que leur mutisme était lié au fait qu’ils sentaient
que pour l’Islam, la partie qui se jouait est très grosse, très importante.
FS : Mais quand même si …
MF : Ils doivent voir avec
beaucoup de, pas de rancœur, mais d’inquiétude et d’amertume, un certain nombre
de choses qui se passent actuellement en Iran
FS : Oh la, je voulais - mais je
crois que ce n’est plus la peine - vous poser une question sur le rôle
particulier du chiisme comme organisation et comme doctrine, bien que ce ne
soit pas votre domaine. Mais alors, revenons là à une question un peu plus
générale mais liée à la première, c’est-à-dire que dans le contexte de
l’opinion française, le thème de l’Islam est déjà mal vu. Comment
expliquez-vous cette incompréhension envers le soulèvement iranien et ce que
vous appelez la peur de ce qu’il y a en lui d’irréductible ? C’est-à-dire, là on passe, n’est-ce pas, à
l’idée d’irréductible.
MF : Dans l’Islam vous voulez dire ?
FS : Non, dans le soulèvement.
MF : Ah dans le soulèvement. Ah oui, ah oui !
FS : C’est une idée que vous donnez dans le
dernier article du Monde[9].
MF : Oui oui.
FS : C’est un soulèvement où on risque sa vie,
cet aspect-là…
MF : Oui. Bon alors je je… Ce que je voulais
dire c’est ceci, c’est que, bien sûr un soulèvement a toujours et ses raisons et
ses explications ; et ma foi, si tu es un historien d’inspiration marxiste, tu
établis dans quelles conditions, à la suite de quelles pressions, pour quelles
raisons, on se soulève. Je veux dire que saisir le moment même où ça se
passe, quand on veut essayer de saisir le vécu même de la Révolution, alors je
dis qu’il y a là quelque chose qui ne peut pas être rabattu sur une explication
ou une raison aussi misérable qu’on soit, aussi menacé de mourir de faim qu’on
puisse être, au moment où on se lève, et où on dit je préfère mourir sous les
mitrailleuses que mourir de faim, il y a là quelque chose que la menace de la
famine n’explique pas. Bon, il y a si vous voulez un jeu, entre sacrifice et
espérance, qui, dont chacun, ou dont collectivement, un peuple, est
responsable. Il établit lui-même le degré d’espérance et d’acceptation de
sacrifices qui va lui permettre d’affronter une armée, une police…
FS : On va en parler je crois
MF : Et ça c’était, je crois, un
phénomène très singulier qui casse l’Histoire
FS : On va parler longuement de
ça. Mais pour en rester à cette question : le fait que l’opinion européenne
trouve que cela est irréductible… Pourquoi l’opinion européenne est incapable
d’encaisser cela, au sens où un boxeur encaisse ?
MF : On pourrait on peut
s’imaginer que après les grands…, parce que finalement l’Europe a vécu,
c’est-à-dire l’Européen a vécu sur le Principe Espérance qui était organisé
autour de l’idée d’une révolution politique avec des partis, une armée, une
avant-garde, le prolétariat etc… bon on sait à quelle déception cela a mené.
Alors on pourrait imaginer que maintenant, toute forme de soulèvement, quel
qu’il soit et où qu’il soit, dès lors qu’il ne prend plus ces vieilles formes
comme missions, comme espérance, ça provoque à la fois une sorte d’irritation,
si vous voulez une espèce de, je dirai, une sorte de jalousie culturelle. Ils ne vont tout de même pas faire
une vraie révolution dans leur forme à eux, nous qui n’avons pas pu arriver à
faire, à faire la révolution dans une forme à nous. Nous qui avons inventé
l’idée de révolution, nous qui l’avons élaborée, nous qui avons organisé tout
un savoir, un système politique, tout un mécanisme de partis… etc… autour de
cette idée de révolution. Bon on peut donner cette explication-là. Je ne suis
pas sûr que ce soit vrai.
FS : En tous cas, il serait vrai pour certaines
organisations mais ce n’est pas vrai pour ce qui ferait les troupes de choc de
l’anti-iranisme.
MF : Oui
FS : Ce serait vrai pour les
communistes, les gens de gauche. Pas pour la droite.
MF : Ah non ça bien sûr mais
alors là, là, on va dire que c’est l’hostilité générale contre toute forme de
soulèvement.
…
FS : Alors si vous voulez on peut passer
maintenant à une chose un peu plus générale dont on a abordé la question, c’est
l’idée de soulèvement. Vous parlez de l’énigme du soulèvement et vous dîtes
qu’il s’agit là d’un élément hors l’histoire, vous écrivez : « l’homme qui se lève est finalement sans
explication ». Qu’entendez-vous par là ? Et pourquoi ne serait-ce pas,
comme chez La Boétie, « l’homme qui se soumet » qui pose problème.
MF : Vous avez raison mais (rires) je dirai … (silence)
Oui, oui vous posez une question très grave, très importante. Euh, je vais y
répondre, comme ça sans être sûr que ma réponse soit la bonne et sans être sûr
que je m’y tiendrai toujours. Je sens que finalement les raisons pour
lesquelles un homme se soumet, on peut en trouver des milliers, vous allez
peut-être me trouver très hégélien brusquement, et après tout que l’esclave
préfère sa vie à la mort et qu’il accepte l’esclavage pour continuer à vivre,
après tout, est-ce que ce n’est pas ça le mécanisme de tous les asservissements
? En revanche, il me paraît énigmatique, parce que justement aller absolument à
l’encontre de cette espèce de calcul évident, simple, en fait qui consiste à
dire, je préfère mourir plutôt que de
mourir, je préfère mourir sous les balles plutôt que de mourir ici, je
préfère mourir aujourd’hui en me soulevant que de végéter sous la coupe du
maître dont je suis l’esclave. Alors ce mourir plutôt que végéter, cette autre
mort…
FS : Donc plutôt mourir que
végéter ?
MF : Oui enfin… bon, ce choix de
la mort, la mort possible, en fait, me semble-t-il, c’est quelque chose qui
implique par rapport à toutes les habitudes, familiarités, calculs,
acceptations, etc, qui font la trame d’une existence quotidienne, il me semble
que ça constitue une lecture, et que pour une fois il est très juste et très
bien que les historiens, les économistes, les sociologues, les analystes d’une
société, je trouve très bien que tous ces gens là expliquent les raisons, les
motifs, les thèmes, les conditions dans lesquelles se sont déroulés mais encore
une fois le geste même de se soulever me paraît irréductible par rapport à ces
analyses. Du fait quand je disais qu’il était hors Histoire, je ne veux pas
dire que ce n’était pas hors du temps, je veux dire que c’était hors de ce
champ d’analyse qu’il faut élaborer bien sûr, mais qui n’en rendra jamais
compte..
FS : Et là je vois soit une évolution dans
votre analyse, soit deux niveaux différents. Quand vous parlez un peu de
François Furet et de son analyse de la Révolution française comme quoi il y a
eu d’une part les raisons économiques sociales etc, à la Révolution, et qui ont
abouti à des réformes après. Il y a le fait de la Révolution. Ça c’est un plan.
Et quand vous posez l’idée de soulèvement, l’inexplicable, c’est un autre plan
? ou bien c’est le même plan ?
MF : Je crois que c’est le même
plan. Je crois que si voulez que se pose le problème de l’événement
révolutionnaire.
FS : Oui
MF : Les historiens depuis un
certain temps en France n’aiment pas la notion d’événement. Leur problème c’est
de réduire. Non il faut y revenir. (silence). La révolution c’est un événement.
C’est un événement qui se vit, qui est vécu par des gens. Donc il est venu un
moment où les Français ont eu conscience qu’ils faisaient la Révolution. Et ils
ont fait la Révolution parce qu’ils avaient conscience qu’ils la faisaient.
Qu’ils étaient en train de faire quelque chose. Quelque chose qui était
politiquement important, qui brisait avec des vieilles structures, etc. Quand
ils avaient écouté un discours de Danton, quand ils se réunissaient aux
Jacobins, quand ils envahissaient l’Assemblée. Bon, en Iran en 78, quand les
gens descendaient dans la rue, ils savaient qu’ils faisaient quelque chose, que
ce quelque chose c’était une Révolution ou c’était un soulèvement, que c’était
en tous cas une mise en congé de tout un pan de leur Histoire.
FS : …Mais la décision de risquer
sa vie c’est quand même autre chose que de jouer du théâtre ?
MF : Bien sûr mais cette décision
si vous voulez, euh, dans quelle forme, quelle forme est-ce qu’elle va prendre,
c’est ça, je crois aussi, un des problèmes. Décider qu’on va mourir quand on
fait la révolution, ça ne veut pas dire simplement se mettre devant une
mitrailleuse et attendre qu’elle crache. Décider qu’on va mourir, ou qu’on
préfère mourir que de continuer, bah ça va prendre tout un certain nombre de
formes. Ça peut prendre la forme de l’organisation d’un commando ou de guérillas
; ça peut être la forme d’un attentat individualiste ; ça peut être la forme de
l’appartenance à un mouvement de masse ; ça peut être la forme d’une
manifestation religieuse, un défilé pour un mort, etc. Alors c’est là, si vous
voulez, ce que j’appellerai la dramaturgie du vécu révolutionnaire, et
indispensable à étudier. Et elle est absolument l’expression si vous voulez
visible de cette espèce de décision qui fait rupture dans les continuités
historiques et qui est le cœur de la révolution.
FS : Et là vous donnez à la
conscience un rôle important dans l’histoire.
MF : Euh, bah ouais ouais.
FS : La conscience des foules.
MF : Oui absolument.
FS : Alors euh une question qui
s’enchaîne à la première. Dans vos ouvrages, vous semblez partir des appareils
ou des dispositifs de pouvoir, ce que ne cessera de vous reprocher avec une
telle rancœur un Castoriadis. C’est je crois à partir d’un entretien accordé à
Les Révoltes logiques[10] que vous avez parlé de plèbe. Est-ce que l’élément
soulèvement, révolte, ne fait-il pas irruption de l’extérieur dans votre œuvre
et pourrait-on dire que le soulèvement iranien a joué un rôle dans l’usage de
ce terme ?
MF : Ecoutez les gens sont très
très bizarres. Ils n’autorisent jamais à ce qu’on parle d’autre chose que ce
dont ils parlent eux-mêmes (rires). Quand je parle de dispositifs de pouvoir,
j’essaie d’étudier comment ils fonctionnent dans une société. Je n’ai jamais
prétendu que ces dispositifs de pouvoir constituent l’ensemble de la vie d’une
société. Je n’ai jamais prétendu qu’ils en épuisaient l’histoire. Je veux dire
simplement que tel étant mon objet, je veux savoir comment il fonctionne et là
il me semble que les analyses de pouvoir qu’ont fait beaucoup de ces personnes
auxquelles vous faites allusion, en invoquant euh l’Etat par exemple, ou en
invoquant une classe sociale, ne rendent absolument pas compte de la complexité
du fonctionnement de ce phénomène de pouvoir.
FS : Mais vous y aviez étudié une
partie. Mais quand même, entre le fait que vous décrivez un mécanisme de
pouvoir, ou un appareil, et le fait que vous montrez comment, actuellement par
exemple, dans le cours sur la sexualité ou dans votre dernier entretien paru
dans L’Arc[11], le pouvoir par rapport au savoir ou au désir n’est pas
répressif mais politique, bah là ça devient un élément beaucoup plus intérieur,
beaucoup plus inhérent …
MF : Oui mais…
FS : … que dans Surveiller et punir, disons
MF : Euh oui en effet dans ces derniers textes…
Dans Surveiller et punir, j’essayais d’étudier
ce mécanisme du pouvoir disciplinaire qui est, me semble-t-il, un mécanisme
important dans les sociétés, du moins aux XVIII/XIXèmes siècles. Dans des
textes plus récents, j’ai essayé d’abord de reprendre plus généralement le
problème du pouvoir. J’ai essayé de montrer que le pouvoir était en fait
toujours une structure de relation. Il n’y a pas le pouvoir comme substance, ou
le pouvoir ce n’est pas une propriété
accaparée par une classe sociale. Ou le pouvoir, ce n’est pas une espèce
de capacité qui serait produite par un appareil comme l’Etat. En réalité, il y
a des relations de pouvoir, des relations de pouvoir entre les gens, entre les
gens c’est-à-dire entre les agents, où l’un et l’autre, où les uns et les
autres, sont dans des positions différentes, dissymétriques. Mais qui dit
que…quand on dit que… le pouvoir est relation, cela veut dire qu’il y a deux
termes, cela veut dire que la modification de l’un des deux termes va changer
la relation. C’est-à-dire que loin de constituer une espèce de structure d’emprisonnement,
le pouvoir est un réseau de relations, mobile, changeant, modifiable, et très
souvent fragile. Voilà ce que
j’ai voulu dire. Alors des gens comme Castoriadis n’ont évidemment absolument
rien compris. Bon on ne va pas ramasser leurs objections. Faudrait se baisser
trop bas.
FS : Oui donc euh. Mais c’était seulement pour
voir cet enchaînement et donc on peut considérer que vous partez d’Ernst Bloch,
mais l’événement d’Iran ne va pas infléchir théoriquement …
MF : Non, non, au contraire. Si vous voulez, je
crois qu’une relation de pouvoir c’est une relation dynamique et qui
effectivement définit jusqu’à un certain point la position des partenaires. Mais
la position des partenaires et l’attitude des partenaires, l’activité des
partenaires, modifient également la relation de pouvoir. Autrement dit, ce que
j’ai voulu montrer simplement c’est qu’il n’y a pas le pouvoir d’un côté et
puis les gens auxquels le pouvoir s’applique, parce qu’avec une hypothèse comme
celle-là, ou l’on admet, ou il faut admettre que le pouvoir est tout puissant
ou il faut admettre qu’il est totalement impuissant. En fait ça n’est jamais vrai. Le pouvoir n’est
pas toujours puissant / impuissant. Il est en grande partie aveugle,
mais il voit tout de même un certain nombre de choses, etc. Tout simplement
parce qu’il s’agit en fait de comment résoudre les relations stratégiques entre
des individus qui poursuivent des objectifs, se tiennent les uns les autres,
limitent partiellement la possibilité d’action du partenaire mais le partenaire
lui échappe, d’où une nouvelle tactique etc. C’est cette mobilité-là qu’il faut
essayer de résoudre. Et tout comme il y a des moments où, si vous voulez, se
produit ce qu’on pourrait appeler un phénomène de consonance dans lequel le
pouvoir se stabilise et où effectivement on a bien en gros un assujettissement,
une acceptation du mécanisme de domination dans une société ; il y a d’autres
moments où la consonance se fait en sens inverse, et où au contraire à ce moment-là,
c’est tout le réseau de pouvoir qui est bousculé.
FS : Dans l’histoire telle que
vous la décrivez, il y a des pouvoirs, enfin là j’utilise les termes que vous
employez dans l’article du Monde, il y a des pouvoirs que vous dîtes infinis
mais non tout puissants. Il y a des soulèvements irréductibles et des droits
que vous appelez aussi des lois universelles. Pouvez-vous vous expliquer sur la nature et les fondements biologiques,
rationnels, économiques, de ces trois manifestations, instances… – comment
pourrait-on les appeler ? Quel
est le concept qui pourrait grouper pouvoir, droit et soulèvement ? Enfin ça
c’est pour donner un nom, mais c’est surtout ces trois concepts…
MF : Je vais dire ceci : c’est que, il me
semble que euh, dans des systèmes comme le nôtre, c’est-à-dire dans lesquels il
y a en effet non seulement des Etats avec leurs appareils, avec toute une série
de techniques qui s’exercent pour arriver à gouverner les gens, la
prolifération des mécanismes de pouvoir, par conséquent leur stabilisation,
grâce à leur multiplication, leur raffinement, fait que euh, si vous voulez, on
tend toujours à trop gouverner. C’est qu’il y a comme une loi d’excès
intérieure au développement du pouvoir.
FS : qui serait dans l’institution ?
MF : qui serait dans l’institution.
FS : avant d’être dans le désir.
MF : Oui, enfin, euh, disons, disons que le
désir des individus et l’institution fonctionnent à ce moment-là comme
multiplicateurs l’un de l’autre.
FS : Oui.
MF : Bon. Et que dans cette
mesure-là je crois que, un des rôles fondamentaux de l’intellectuel, c’est
précisément de faire valoir, en face des gouvernants, des limites générales à
ne pas franchir et qui sont la garantie du non excès, enfin la garantie
toujours provisoire, toujours fragile, qu’il va falloir défendre : une
frontière menacée !
FS : Mais ces droits-là, ces lois, cet
universel, c’est quoi, c’est la raison, c’est Kant ? C’est le monothéisme ?
Vous apportez là une notion, n’est-ce pas, entre la notion de pouvoir et celle
de soulèvement, vous mettez une notion, celle de droit, et on la voit, on ne
s’explique pas sur ses origines dans votre optique. Qu’est-ce que le
droit ? Qu’est-ce que l’universel ? Qu’est-ce que la loi ?
MF : Euh, là… cet universel dont
je parle c’est encore une fois le corrélatif indispensable à tout système de
pouvoir qui se met à fonctionner dans une société donnée. S’il n’y a pas une
limite, eh bien il est universellement vrai que l’on va vers la domination, le
despotisme, l’asservissement des individus, etç, etc. Alors à cet universel qui
est un fait du pouvoir, il faut opposer un autre universel qui va prendre des
formes tout à fait différentes selon le pouvoir auquel on a affaire, mais qui
va chaque fois marquer précisément, qui ne franchira pas cette limite.
FS : Donc cet universel, il porte
la marque de ce à quoi il s’oppose, il n’existe pas en lui-même, il est
toujours le produit de cas.
MF : Oui, si vous voulez, enfin
ce n’est pas…
FS : Je veux dire, il n’y a pas
un « tu ne tueras pas », pour prendre un exemple ? Mais dans chaque cas précis,
il y a pour la loi, des limites auxquelles elle doit s’arrêter. Comment alors
est-ce qu’on les définit ?
MF : Si vous voulez, les droits
de l’homme, les droits en général, ont une histoire. Il n’y a pas de droits
universels. Mais c’est un fait universel qu’il y a du droit. Et c’est universel
qu’il faut qu’il y ait du droit. Car si on n’oppose pas un droit au fait du
gouvernement, si on n’oppose pas un droit aux mécanismes et aux dispositifs de
pouvoir, alors ils ne peuvent pas ne pas s’emballer, ils ne
s’auto-restreindront jamais.
FS : Donc le droit c’est quelque
chose de purement négatif ? Il restreint, ce n’est pas une positivité ?
MF : Non, non, enfin là, là je
parle de ces droits dont je parlais, et qu’on appelle si vous voulez
actuellement les droits de l’homme. Entre les droits de l’homme et le droit
positif qui est un système de droit, par exemple le régime pour une société donnée,
euh ce n’est pas la même chose. Nos systèmes de droit en Occident ont essayé de
se présenter comme dérivant logiquement de l’affirmation fondamentale des
droits de l’homme. En fait ça n’est pas vrai. Le droit positif, c’est un
certain nombre de techniques, de procédures, de règles de procédures,
d’obligations, de prescriptions, d’interdictions, etc. Ce ne sont pas les
droits de l’homme. D’ailleurs beaucoup de législateurs l’avaient parfaitement
senti en particulier Bentham qui disait, lorsqu’on lui a parlé de la
déclaration des Droits de l’homme en France, déclaration de la Révolution
française, il a dit : « mais ces révolutionnaires français sont des ânes, ils
ne se rendent pas compte que à partir du moment où … »
(Interruption, cassette arrêtée, changement de
face)
MF : Même une loi qui serait
votée par le peuple tout entier, du moment qu’elle va obliger quelqu’un à
quelque chose, va empiéter sur les droits de l’homme. C’est qu’en fait entre un
système de droit, un système de lois positives dans une société, et les droits
de l’homme, il y a hétérogénéité. Les droits de l’homme encore une fois, cette
forme d’universel jamais définie dans une forme spécifique et qui est ce avec
quoi on peut marquer un gouvernement… ???
FS : et c’est un produit de quoi ?
de la raison ?
MF : Euh, je dirai que non, c’est
un produit de la volonté.
FS : Alors on arrive peut-être à la notion de
soulèvement ? Le soulèvement…
Le désir donc. Qu’est-ce qui porterait le soulèvement ? ça
peut être une décision n’est-ce pas ?
MF : Oui, une volonté.
FS : ça peut aussi être une force biologique ?
MF : Vous savez, vous avez remarqué cette chose
qui tout de même, comment dire, polyculturelle, vous qui connaissez bien ce qui
se passe ici, vous avez remarqué que cette notion de volonté, dans la culture
française actuellement, est quelque chose dont on ne parle jamais ? on parle de
la raison, on parle du désir.
FS : Oui c’est un concept un peu
abandonné.
MF : oui, un concept un peu
abandonné.
FS : On nous avait cassé la tête
avec en classe terminale, n’est-ce pas, pour nous dire que la volonté est une
synthèse.
MF : c’est ça c’est ça.
FS : une fois qu’on ne la définit plus comme
une synthèse, on …
MF : Alors là, vous savez je ne saurai pas vous
dire grand chose parce que j’ai l’esprit lent. Mais depuis un certain
nombre de mois et d’années justement, à propos de l’analyse de ces relations de
pouvoir, il me semble que, on ne peut pas la mener convenablement sans faire
intervenir le problème de la volonté. Les relations de pouvoir bien sûr sont
toutes investies par des désirs, bien sûr elles sont toutes investies par des
schémas de rationalité, et elles mettent en jeu des volontés.
FS : C’est-à-dire une synthèse.
MF : Non, je dirai, je dirai la volonté c’est
peut-être justement cette chose qui, au-delà de tout calcul d’intérêt et
au-delà si vous voulez de l’immédiateté du désir, de ce qu’il y a d’immédiat
dans le désir, la volonté c’est ce qui peut dire « je préfère ma fin ». Voilà.
Et c’est ça l’épreuve de la mort.
FS : C’est l’épreuve maximale ou l’épreuve
continuelle ? Quand vous dîtes par exemple « la volonté de savoir » ?
MF : Non, non, c’est la forme
terminale et extrême, ce qui vient se manifester à l’état nu lorsqu’on dit « je
préfère mourir ».
FS : Alors c’est une décision purement
irrationnelle ?
MF : Non non pas du tout, elle n’a pas du tout
besoin d’être irrationnelle. Elle n’a pas non plus besoin d’être vidée
de désir. Il y a un moment où, si vous voulez, la subjectivité, le sujet… Si
vous voulez, la volonté c’est ce qui fixe pour un sujet sa propre position.
Voilà.
FS : La volonté c’est ce qui fixe
pour un sujet sa position, sa propre position.
MF : La volonté c’est celui qui
dit « je préfère mourir ». La volonté, c’est ce qui dit « je préfère être
esclave ». La volonté, c’est ce qui dit : « je veux savoir », etç…
FS : Mais quelle est la
différence ici entre volonté et subjectivité ?
MF : Oh je dirai que, euh, la
volonté c’est l’acte pur du sujet. Et que le sujet c’est ce qui est fixé et
déterminé par un acte de volonté. Ce sont en fait deux notions qui sont
réciproques l’une de l’autre, n’est-ce pas, pour un certain nombre de choses.
FS : Et on ne retombe pas là dans
des formes d’idéalisme que vos études ont dissipées ? (rires)
MF : pourquoi ce serait idéaliste
?
FS : C’est un peu comme le concept d’homme…
MF : Non. Parce que …
FS : C’est très hégélien,
n’est-ce pas ?
MF : je dirai que c’est plutôt
fichtéen.
FS : Je connais mal Fichte.
MF : Si vous voulez, ce que je
critiquais justement dans la notion d’homme, et dans l’humanisme dans ces
années 1950, 1960, c’était l’utilisation d’un universel entendu comme un
universel-notion. Il y aurait une nature humaine, il y aurait des besoins
humains, il y aurait une essence de l’homme, etc. Et c’est au nom de cet
universel de l’homme que l’on ferait des révolutions, que l’on abolirait
l’exploitation, que l’on nationaliserait les industries, que l’on devrait
s’inscrire au parti communiste, etc. Cet universel qui permet des tas de choses
et qui supposait en même temps, d’une façon un peu naïve, une espèce de
permanence trans-historique, ou sous-historique, ou méta-historique, de
l’homme. Ça je crois que ce
n’est pas acceptable rationnellement, et ça n’est pas acceptable non plus
pratiquement. Là, je crois que on échappe à l’universalisme quand on dit
que finalement le sujet n’est rien d’autre que l’effet d’une…, enfin, ce qui
est déterminé par une volonté. Une volonté c’est l’activité même du sujet. A
dire vrai, vous voyez, je suppose bien de qui je me rapproche à la vitesse
grand V, et pas pour son humanisme mais précisément pour sa conception de la
liberté, c’est de Sartre. Et de Fichte. Puisque Sartre et Fichte … Sartre n’est
pas hégélien.
FS : Quand je parle d’Hegel, je
pense au début de « La conscience de soi », de la Phénoménologie de l’esprit.
MF : Oui oui c’est ça, oui effectivement, il
parle de Fichte, ou il est tout proche de Fichte.
FS : et oui effectivement, dans L’Etre et le
Néant, il est question de l’être pour la mort.
Alors
là, on va recouper ces questions, n’est-ce pas. Vous écrivez : « être
respectueux, quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir
enfreint l’universel ». Le devoir de l’intellectuel serait-il de contrecarrer
les pouvoirs quand le soulèvement est en position de faiblesse, et d’appuyer ce
que vous appelez « respecter » le soulèvement, quand il est en position de
force ? Et la morale anti-stratégique (bien sûr pour les lecteurs du journal,
il faudra définir ce mot) ne se retrouve-t-elle pas perpétuellement
déstabilisatrice, puisqu’elle fournirait un appui à des soulèvements sans fin,
sans finalité. Et Hegel, comme
vous le disiez dans votre leçon inaugurale ne vous attend-il pas au bout du
chemin » ? (rires) En posant une morale anti-stratégique, et en fait vous êtes
contre le pouvoir quand il est fort et vous êtes pour le soulèvement quand il
est fort, donc …
MF : J’ai dit ça ? C’est un texte ?
FS : Non, votre texte c’est uniquement « être
respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir
enfreint l’universel ». Mais quand il y a soulèvement en Iran, vous l’appuyez
et quand Monsieur Peyrefitte fait des nouvelles lois, vous vous y opposez mais …
MF : Je je je je … je ne suis pas pour le
soulèvement quand il est fort, uniquement quand il est fort et pas quand il est
faible. Quand on crie au fond d’une prison je suis également pour lui.
FS : Bien sûr. Mais là vous
cherchez surtout à arrêter le pouvoir qui le frappe.
Et quand il y a un soulèvement en
force, il vous commande le respect. En définitive c’est une conception toujours
déstabilisatrice, et donc stratégique ? Enfin si ma position du problème est
fausse, vous pouvez la corriger.
MF : Dans cet article auquel vous
faisiez allusion, j’essayais de définir un peu, sinon la position de
l’intellectuel, parce que après tout je ne vois pas pourquoi je ferai la loi
aux intellectuels, je n’ai jamais fait la loi à personne, mais enfin, ce que
j’essayais de faire c’est ce que j’avais dans la tête. On m’a reproché
d’ailleurs souvent que je n’ai pas de politique, et que je ne dis pas par
exemple : bah voilà comment devraient fonctionner les prisons, ou voilà de
quelle manière il faudrait traiter la maladie mentale. Je ne le dis jamais. Et je dis ce n’est pas mon
travail. Et pourquoi ce n’est pas mon travail ? Et bien parce que je pense
justement que si l’intellectuel a à être comme dit Husserl, le fonctionnaire de
l’universel, ce n’est pas justement en prenant une position dogmatique,
prophétique et législatrice. L’intellectuel n’a pas à être le législateur, à
faire la loi, n’a pas à dire ce qui doit arriver. Je crois que son rôle est
précisément de montrer perpétuellement comment ce qui semble aller de soi dans
ce qui fait notre vie quotidienne est en fait arbitraire et fragile et que nous
pouvons toujours nous soulever. Et qu’il y a perpétuellement et partout des
raisons pour ne pas l’accepter, la réalité telle qu’elle nous est donnée et
proposée. Je ne sais pas comment un certain nombre de commentateurs et de
critiques, plus critiques que commentateurs si vous voulez, sont arrivés à
l’idée que pour moi, les choses étant ce qu’elles sont, on ne pouvait pas les
bouger. Alors que j’ai fait tout le contraire. Je dis par exemple à
propose de la folie, mais enfin voyons cette chose qu’on nous annonce comme une
vérité scientifiquement établie et qui est l’existence de la maladie mentale,
des maladies mentales, leur typologie, etc. tout ça en fait regardez un peu sur
quoi ça repose, et vous trouvez toute une série de pratiques sociales,
économiques, politiques, etc, et qui sont historiquement situées. Et par
conséquent tout ça est très fragile. Mon projet je crois que c’est … un des
rôles possibles, sinon à quoi ça sert les intellectuels, mon projet c’est de en
effet multiplier partout, enfin partout où c’est possible, de multiplier les
occasions de se soulever, par rapport au réel qui nous est donné, et de se
soulever, pas forcément ni toujours sous la forme du soulèvement iranien, avec
15 millions de personnes dans la rue, etc. On peut se soulever contre un type
de rapport familial, contre un rapport sexuel, on peut se soulever contre une
forme de pédagogie, on peut se soulever contre un type d’information.
FS : C’est donc une stratégie du soulèvement.
MF : Donc, c’est une stratégie du soulèvement.
Mais pas le soulèvement global, universel et massif, sous la forme « y en a
marre de cette société pourrie, jetons tout ça aux orties ». C’est le
soulèvement différencié et analytique, qui montre quels sont les éléments de
réalité qui nous sont, dans une civilisation, proposés comme évidents,
naturels, allant de soi et nécessaires. J’ai essayé de montrer combien ils sont
historiquement récents, fragiles, donc fragiles, donc mobiles, donc
soulevables.
FS : Et donc comme vous l’avez expliquée, cette
notion de soulèvement, mais un soulèvement perpétuel mais qui serait en
définitive sans finalité, sans fin temporelle, sans finalité puisqu’il serait
anti-stratégique ?
MF : C’est-à-dire je crois qu’à partir du
moment où tout ce qui nous donne occasion de nous soulever, tout ce qui nous
paraît intolérable, tout ce qu’on veut changer, à partir du moment où quelqu’un
vient vous proposer une formule globale et générale : « je peux vous
débarrasser de tout en vous fixant ce qu’il faudra accepter après », je dis
c’est truqué. Il faut que les hommes inventent à la fois ce contre quoi ils
peuvent et veulent se soulever et ce en quoi ils l’ont transformé, leur
soulèvement. Ou ce vers quoi ils vont diriger ce soulèvement. Ceci étant à
réinventer indéfiniment. Là je ne vois pas en effet le point final dans une
histoire comme celle-là. Je veux dire je ne vois pas le moment où les hommes
n’auront plus à se soulever. Même si en effet, on peut effectivement prévoir
que les formes de soulèvement ne seront plus les mêmes : les espèces de grands
soulèvements par exemple des masses paysannes, crevant de faim au Moyen Age et
puis allant brûler les châteaux-forts
etc. bon, il est probable que dans les pays comme les pays occidentaux,
pays industriels avancés comme on dit, bah ça ne se trouvera plus. Maintenant
retournement de l’Histoire. Donc les soulèvements changeront de formes, mais
avoir à se soulever … Vous comprenez, quand on prend par exemple disons les
soulèvements d’homosexuels aux Etats-Unis, et qu’on les compare aux grands
soulèvements qu’il peut y avoir dans un pays du Tiers-Monde actuellement
crevant de faim, ou qu’il y a pu y avoir au Moyen Age, ça paraît dérisoire,
mais non, je dirais : ce n’est pas dérisoire. Non pas que ces soulèvements-là
ont une valeur merveilleuse que les autres n’auraient pas, mais je vais dire il
ne peut pas y avoir et il n’est pas souhaitable qu’il y ait de sociétés sans
soulèvements. Voilà.
FS : Et on retourne un peu au rapport de
soulèvement et de religion. Entre ce mode d’Histoire qu’est le
soulèvement et les formes religieuses, leur expression et leur dramaturgie,
vous posez un lien d’affinité n’est-ce pas, pour employer un terme un peu
hégélien - le terme est aussi employé par Deleuze. Comment expliquez-vous… Il y
a un moment où vous parlez de se soulever c’est mettre sa vie en danger et que
c’est très proche de ce qui peut s’exprimer beaucoup mieux par la religion que
par un autre moyen d’expression.
MF : Oui, euh, là je ne saisis
pas bien la question.
FS : C’est-à-dire le soulèvement
en tant que tel, un soulèvement volontaire, où on risque sa vie, c’est un
soulèvement qu’on ne fait pas pour améliorer par exemple des conditions de vie,
mais c’est un soulèvement qu’on fait par exemple, qu’on pourrait faire au nom
d’une eschatologie, ou d’un changement radical. Et alors entre ces deux pôles
que sont la religion et le soulèvement, quel rapport il y a ? Et si ce rapport est permanent ?
MF : Ah, absolument pas permanent. Euh, vous
avez des formes de religion et des moments dans l’histoire des rapports entre
les sociétés et les religions, la religion peut jouer ce rôle-là et elle ne le
joue pas. Le catholicisme au XIXème siècle, en Europe, n’a pratiquement pas eu,
n’a pas offert de possibilités, de prises ou d’expressions à un soulèvement.
Mais en revanche, encore une fois, au XVème siècle, si vous voulez c’est une
intensification de la vie religieuse, et un désir profond d’un certain nombre
d’individus d’accéder à une forme de vie religieuse, qui lui a fait bousculer
et les institutions ecclésiastiques et les institutions politiques et leur rôle
social. Enfin ça dépend [… Je vais vous poser une question comme ça, en off :
c’est pour un journal, pour une revue ?
FS : Oui c’est un hebdomadaire.
MF : Vous savez qu’on en a déjà
trente pages ?
FS : Ah bon ? Je ne sais pas …
MF : oui c’est votre première interview mais on
en a déjà beaucoup trop.
FS : Ah bon ? Mais c’est parce que c’est
intéressant …
MF : Est-ce qu’il y avait dans
les questions que vous posez là encore, est-ce qu’il y avait des choses
(silence) Si je n’ai pas répondu clairement, c’est que je n’ai pas répondu du
tout.]
FS : Oui, vous n’avez pas répondu
du tout. J’ai préparé mes questions trop centrées sur l’Iran …
MF : Non mais vous savez, je
crois que vous avez raison, parce que c’est malgré tout quelque chose qui, qui,
qui … je ne sais pas … Si je n’ai pas répondu, c’est que vous comprenez, y a un
moment où on est désarmé. Je ne suis pas journaliste. Quand j’écris des textes
même pour les journaux, j’écris ça un peu comme… des pages de livre.
C’est-à-dire en faisant tout de même un peu attention à ce que je dis. J’écris
pas ça sur les marbres, à 4 h du matin,
en un quart d’heure, bon, quand je dis : ce que j’ai vu me semble prouver que
les Iraniens recherchent quelque chose comme une spiritualité politique, qui
est un truc que nous on ne connaît plus, il me semble que la phrase est claire
et qu’il n’y a pas à discussion. Quand on est devant des gens comme Claude Roy
ou d’autres qui manipulent le texte et qui disent : « Foucault aspire à une
spiritualité politique », on est devant un tel degré de mensonge, de mauvaise foi,
on sait parfaitement que si on utilise, si on envoie un rectificatif, le
rectificatif sera lu de la même façon, et il y aura de nouvelles
falsifications, etc. Alors je me tais pendant un certain temps. Je laisse tout
ça se décanter. Et puis un jour, dans un article, dans un bouquin, je ferai le
bilan de tout ça, et je montrerai que c’était un tissu de mensonges. Je n’ai
pas envie de rentrer dans des polémiques avec des gens dont l’inintelligence et
la mauvaise foi éclatent de partout. Ceci dit j’ai peut-être eu tort, il
faudrait peut-être que, chaque fois que quelqu’un qui …
FS : Ah, non ça c’est pas la
peine mais comme il y a maintenant toute cette histoire, d’abord l’année passée
de « la nouvelle philosophie », pour laquelle vous vous étiez engagé au début,
mais de laquelle vous vous êtes rétracté.
MF : Non non non je ne me suis
pas rétracté parce que je n’y ai jamais été engagé, j’ai simplement dit à
propos…
FS : Mais vous avez dit quelque
part que vous avez été engagé plus que vous ne le vouliez
MF : ah non non
FS : Ou bien dans Le Nouvel Obs, ou bien dans
L’Arc…
MF : Ah écoutez je ne crois pas.
FS : Vous ne vouliez pas être mêlé…
MF : J’ai peut-être dit que je ne voulais pas
être mêlé, mais j’ai simplement fait une chose, c’était un article sur le livre
de Glucksmann[12] qui, je crois, est un livre important. Et surtout ses deux
livres, enfin La cuisinière et le mangeur d’hommes[13] m’a paru, sur le moment, un livre très
important, et auquel on n’a pas fait le sort qu’il fallait, me semble-t-il. Bon
quand le second livre a paru, je me suis dit : bon bah cette fois il ne faut
pas louper le livre. Il s’est trouvé que ça a eu un écho formidable et
que je n’avais pas besoin… mais le livre de Glucksmann m’avait posé des
problèmes. C’est tout. Bon Glucksmann
a été considéré comme un « nouveau philosophe », il s’en est défendu. Moi à la
limite je m’en fous, le livre de Glucksmann m’intéresse, les autres livres des
gens que l’on appelle les nouveaux philosophes ne m’intéressent pas. Si
peu d’ailleurs qu’après en avoir parcouru quelques uns, j’ai cessé de les lire.
Je m’en fous, ça m’est
complètement égal, je sens que ce n’est pas mon affaire, et voilà. Donc je ne
peux pas m’y être engagé. Mais c’est vrai que parce que j’avais dit que le
livre de Glucksmann était intéressant pour des problèmes de … alors … oh mais
tout ça c’est très malsain. Encore une fois, ou on fait la police des gens qui
écrivent des sottises, à ce moment-là on y passe la journée, ou bien on laisse
courir avec effectivement cet encombrement que les gens se sentent libres de
dire absolument n’importe quoi. Et ça c’est un des problèmes de
politique et de morale que je n’ai pas pu résoudre.
FS : En tous cas dans votre
dernier article du Monde, il y avait encore un certain nombre de questions
posées ici, il y a énormément de problèmes soulevés et qui mériteraient une
plus ample réflexion.
MF : Oui, oui. Mais si vous
voulez toutes ces choses-là, de toute façon je ne suis jamais très sûr de ce
que j’avance, et j’aimerais beaucoup que l’on puisse avoir des échanges, des
discussions, et que les gens qui ne sont pas d’accord puissent manifester leurs
désaccords et poser leurs questions etc. Mais à partir du moment où on
rencontre en face de soi des gens qui ne procèdent que comme des procureurs en
vous dénonçant comme ennemi, vendu, agent de ceci, etc. Qu’est-ce qu’on fait ?
Ou les gens qui traficotent les textes et qui nous font des procès avec des
dossiers falsifiés. En effet
tous ces trucs-là sur l’Iran, je regrette beaucoup de n’avoir pas pu avoir, pas
eu d’occasions, d’avoir avec des Iraniens ou même simplement des Musulmans, des
discussions suivies. Peut-être que je me trompais mais je veux qu’on me prête
exactement ce que j’ai dit et pas autre chose.
FS : Vous distinguez deux types d’intellectuels.
D’une part, l’intellectuel universel que vous présentez tantôt comme
héritier de la vision marxiste du prolétariat et tantôt comme l’héritier de
l’homme de justice et de loi. Et dont vous prophétisez un peu – c’est un peu
compliqué – la mort. Et d’autre part l’intellectuel spécifique qui s’élabore à
partir de 45. Est-ce que vos récentes prises de position sur l’Iran et la
guerre du Vietnam ne vous ramèneraient-elles pas une représentation de
l’universel ?
MF : Non. Alors si vous voulez
euh par l’intellectuel universel et l’intellectuel spécifique, je veux dire par
là que il me semble du moins dans une société comme la nôtre, en Occident, en
Europe, pour jouer un rôle politique, l’intellectuel n’a pas à se décaler par
rapport à son savoir, par rapport disons à sa spécialité, il n’a pas à se poser
en prophète de l’humanité en général, il suffit je crois qu’il regarde ce qu’il
fait, ce qui se passe dans ce qu’il fait. C’est là où l’on rejoint cette conception du soulèvement dont je parlais
tout à l’heure. L’idée que le rôle de l’intellectuel c’est de montrer
combien cette réalité qu’on nous présente comme évidente et allant de soi, est
en fait fragile. Eh bien que ce soit le physicien, dans son laboratoire,
l’historien qui connaît le christianisme dans les premiers siècles, le
sociologue qui étudie une société, il me semble que tous ces gens là, peuvent
parfaitement, à partir même de ce qu’il y a de plus spécial dans leur
spécialité, de plus spécifique dans leur savoir, faire apparaître ces points de
fragilisation, des évidences et du réel. Alors c’est vrai que lorsque qu’on
parle de l’Iran, du Vietnam, à quel titre est-ce qu’on le fait ? Bon, euf, je
ne crois pas que ce soit quitter sa position d’intellectuel spécifique que de
dire, moi en tant que gouverné, j’estime qu’il y a un certain nombre de choses
qu’un gouvernement ne doit jamais faire.
FS : Mais importe peu le
gouvernement…
MF : Oui, peu importe le
gouvernement
Autrement dit, ce n’est pas
l’universel de l’être humain, si vous voulez, mais plutôt la généralité de ce
qui se passe dans les rapports entre gouvernants et gouvernés qui permet à
n’importe qui de parler de ses problèmes.
FS : Oui, mais c’est un peu spécieux…
MF : C’est un spécieux…
FS : Voltaire pourrait se dire
lui-même intellectuel spécifique.
MF : Oui mais je crois alors là,
là, je le pense bien volontiers, regardez les gens du XVIIIème siècle, c’était
bien toujours comme ça qu’ils faisaient, à partir d’un truc tout à fait
spécifique. Autrement dit, ce n’était pas je ne pense pas qu’il …, quand je
parle de l’intellectuel universel et que j’essaie de m’en démarquer
FS : Par exemple, Sartre, pour
vous, c’est l’intellectuel universel ?
MF : …
FS : En fait vous parlez surtout
de, fin XIXème-début XXème. Mais moi, en vous disant, je pensais surtout à la
période en France qui avait précédé les années 60. Vous avez parlé de la
Hongrie, de la Pologne.
MF : Oui, oui je crois qu’il faut
en parler. Non mais je voulais
dire, ah je commence à âtre complètement fatigué.
FS : Hum, je vous embête avec mes questions.
MF : Non non non non c’est une question très
intéressante que vous me posez là.. Bon, ce que je voulais dire c’est
que l’intellectuel universel, si c’est celui qui veut fonctionner comme si il
était le représentant d’une conscience universelle ou comme s’il était, si vous
voulez, un peu, pour lui, dans son activité, d’écrivain, d’intellectuel, comme
ces partis politiques qui prétendent détenir et la vérité de l’Histoire et la
dynamique de la révolution, je dis : non ces intellectuels de l’universel qui
ne sont que des doublets en quelque sorte des partis politiques., je n’en veux
pas. En revanche l’intellectuel, qui à partir même du travail intellectuel
qu’il fait, peut jouer ce rôle de fragilisateur des stabilités sociales, des
immobilités sociales, historiques, politiques et économiques… Ah écoutez, je
suis désolé mais je n’en peux plus !
FS : Dernière question, mais un
peu en forme de défi. Cela amènera une note amusante. Je note là dans vos
prises de position sur l’Iran des termes suivants : horreur, ivresse, beauté,
gravité, dramaturgie, scène, théâtre, tragédie grecque, vous parlez de la
fascination des événements, donc au delà de la théologie et de la généalogie,
de prises de position politique, est-ce que le rigoureux Foucault ne serait-il
pas un artiste de l’époque de Francis Bacon, de Rebeyrolle et de Stanley
Kubrick ?
MF : Écoutez, vous me flattez en
disant ça. Je vais simplement ajouter un petit truc que vous savez. En effet,
on parle toujours, je ne sais pas pourquoi, j’ai la réputation d’être quelqu’un
de froid, de sec, de rigide, qui ne parle que de… Mais il ne faut pas confondre
celui qui parle et ce dont il parle. Il ne faut pas confondre ce qu’on dit
d’une chose et le sens que l’on met à parler de cette chose. Si je démonte, si
j’essaie de démonter, de la manière la plus soigneuse possible, les mécanismes
de pouvoir, si j’essaie de montrer comment effectivement les relations de
pouvoir ont une espèce de logique et d’enchaînement assez subtile, qui leur
donnent leur force sans leur ôter leur fragilité, ça ne veut pas dire pour
autant que je suis lié affectivement, d’une manière positive à ce genre-là de
choses. Après tout, ce que j’ai fait sur la folie, peut aussi bien passer pour
un livre très lyrique. Non ?
FS : Oui, dans votre style, dans votre style,
n’est-ce pas.
MF : Si j’ai écrit ce livre-là sur la folie en
essayant de montrer justement tous ces mécanismes, ce n’était pas dans un
climat pour moi d’indifférence à la subjectivité folle.
FS : Oui.
MF : De la même façon pour le
crime et la délinquance, etc. Non non, je ne crois pas que ce vocabulaire que
vous signalez, qui effectivement n’est pas très intellectualiste, je ne crois
pas que ce vocabulaire soit un apport nouveau. Je ne dis pas ça par refus de
changer, j’ai changé. Mais il y a actuellement une telle mode si contraignante
de la conversion, il faut s’être converti. Peut-être je me convertirai, j’ai
déjà beaucoup changé, mais en tous cas ce que vous relevez là ne me paraît pas
être un trait absolument nouveau.
FS : Non, je ne parle pas de sa
nouveauté
MF : Ah d’accord d’accord d’accord !
FS : Mais de ces faits en tant
que tels
MF : D’accord oui oui.
FS : Une manière d’aborder les
choses esthétique.
MF : Oui c’est ça oui.
FS : Il y a un côté existence,
c’est pas nouveau, c’est pas nouveau.
Bon je vous remercie.
MF : C’est moi qui vous remercie.
[1] [1] Das Prinzip Hoffnung, 3
vol., 1954-1959. La traduction française commence à paraître chez Gallimard en
1976. Les volumes II et III paraissent en 1982 et 1991. Les 3 tomes sont traduits de l'allemand par Françoise
Wuilmart.
[2] Du 16 au 24 septembre et du 9
au 15 novembre 1978.
[3] En fait, moins de 3 semaines
comme il ressort des dates.
[4] L’ingénieur Mehdi Bazargan
fut le fondateur du Mouvement de
libération de l’Iran en 1965 et du
Comité de Défense des Libertés et des
Droits de l’Homme en 1977. Nommé premier ministre par l’ayatollah Khomeyni dès
son retour à Téhéran, il ne resta à ce poste que quelques mois (5 février-5
novembre 1979) en raison de ses idées libérales et démocratiques. Kazem Sami Kermani, médecin et
psychiatre, dirigeait le parti JAMA allié au Mouvement de Bazargan et affilié au Front National d'Iran.. Il
fut le ministre de la santé du gouvernement Bazargan.
[5] Ayatollah considéré comme le
premier entre ses pairs, Chariat Madari était pour la séparation des mosquées
et de l’État et s’intéressait beaucoup aux problèmes sociaux et économiques.
Suivant l’expression d’Olivier Roy, il «a èté littéralement « défroqué » par
Khomeyni. » in Sabrina Mervin : Les mondes chiites et l’Iran, Karthala-Ifpo,
2007, p. 39.
[6] Le Nouvel Observateur, 14-20 avril 1979, p.
46. ; repris in Dits et écrits, collection Quarto, Gallimard, t. II,
pp. 780-782.
[7] « Dans cette volonté d’un ‘gouvernement
islamique’, faut-il voir une réconciliation, une contradiction ou le seuil
d’une nouveauté ? « À quoi rêvent les Iraniens ? », Le Nouvel Observateur,
16-22/10/1978 ; repris in Dits et écrits, collection Quarto, Gallimard, t. II,
pp. 688-694.
[8] l’ouvrage paraît en anglais
en 1978. Sa traduction française au
Seuil en 1980 porte le titre
L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident.
[9]« Inutile de se soulever ? »,
Le Monde, 11-12 mai 1979, pp.1-2. Repris in Dits et écrits, Quarto, II, pp.
790-794.
[10] « Il ne faut sans doute pas
concevoir la «plèbe» comme le fond permanent de l'histoire, l'objectif final de
tous les assujettissements, le foyer jamais tout à fait éteint de toutes les
révoltes. Il n'y a sans doute pas de réalité sociologique de la «plèbe». Mais
il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans
les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d'une certaine façon aux
relations de pouvoir; quelque chose qui est non point la matière première plus
ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l'énergie
inverse, l'échappée.
«La» plèbe n'existe sans doute
pas, mais il y a «de la» plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps, et dans les
âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat… » in «Pouvoirs et stratégies» (entretien avec J.
Rancière), Les Révoltes logiques, no 4, hiver 1977, pp. 89-97.
[11] Michel Foucault : Vérité et
pouvoir, pp16-26 in L’Arc, numéro 70, 4ème trimestre 1977, « La crise dans la
tête ».
[12] “La grande colère des faits” sur Les
Maîtres penseurs d’André Glucksmann, Grasset, 1977, in Le Nouvel Observateur, 9-15 mai 1977. Repris
in Dits et écrits, II, pp. 277-281.
[13] Ce livre paru en 1975 est
cité dans l’entretien donné à Les Révoltes logiques cité précédemment, Dits et
écrits, II,p. 421.
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